Les gaboureaux de Robert Habrioux
Les gaboureaux ou gabourets appelés aussi cahutes, on disait « cailluttes », existent encore en quelques exemplaires par-ci par-là ; il y en a encore deux dans la commune où je suis né, Château Larcher dans la Vienne.
Au début du siècle, c’est par dizaines que ces petites constructions se trouvaient autour de mon village. Elles avaient été édifiées avec application par les propriétaires des petits clos de vigne si bien entretenus avant l’arrivée du phylloxéra. Ces vignes qui produisaient un excellent petit vin (Chenin, folle blanche, Cabernet), étaient la propriété non seulement des cultivateurs, mais aussi des artisans du bourg et même des journaliers qui entretenaient soigneusement ce lopin de terre et y passaient la majorité de leurs loisirs, réduits aux dimanches et aux fêtes carillonnées. Les vignes étaient «faites» à la pioche une fois par an et binées à la houe deux fois au cours de la belle saison. Chaque piochage détachait, de la couche calcaire du sous-sol, des pierres plates de quelques centimètres d’épaisseur. C’est avec ses pierres que furent construits les murs qui clôturaient les vignes. Les gaboureaux avaient presque tous la même forme arrondie, coiffés en coupole avec les pierres les plus grandes. Quelques-uns cependant, les plus récents avaient des murs à angle droit et étaient couverts avec des tuiles sur chevrons ou avec de la paille de seigle qui se recouvrait de mousse au fil des années.
Le propriétaire du gaboureau était fier de sa construction très soignée, entretenue comme sa maison, y entreposait son matériel, y déjeunait frugalement quand il y travaillait accompagné parfois par un de ses enfants, surtout l’été, à la saison des fruits car il y avait au bout des rangs de vignes quelques arbres : un cerisier, quelques pêchers, des groseilliers, tout ce qu’il fallait pour le bonheur des enfants, peu gâtés en distraction à cette époque. Les sarments de vigne étaient récupérés soigneusement et mis en javelles; entreposés bien au sec, ils formaient un combustible apprécié pour certaines cuisines. Les lendemains de pluie d’orage, c’est par centaines que l’on ramassait les délicieux petits gris (les fameux lumas poitevins, appelés cagouilles chez nos voisins charentais).
Au début de ce XXe siècle qui s’en va bien vite, le paysage et les habitudes ont été complètement transformés en quelques décennies. Le phylloxéra d’abord qui a tué le vignoble, puis la guerre de 14/18 qui a vidé le pays de ses hommes valides. Les vignes détruites, les clos abandonnés, les ronces et les épines ont pris la place; les murs non entretenus se sont écroulés petit à petit, aidés en cela par les chasseurs qui en extirpaient les lapins donc c’était le refuge, par les touristes qui prélèvent les plus belles pierres frisées, spécialité propre à cette commune et que l’on retrouve maintenant autour des petits jardins de rocailles de nombreuses habitations urbaines.
Le remembrement des parcelles en grande surface a été le coup de grâce. Les bulldozer ont rasé murs et gaboureaux, transporté les pierres dans les chemins creux; on a fait des petites routes sur lesquelles on peut rouler à 100 à l’heure. Plus de buissons et il n’y a presque que plus d’escargots et les chemins ne sont plus «ces chemins que le soir emplit de voix lointaines» comme l’a dit le poète. Certains propriétaires auront planté quelques vignes, d’abord en plan américain, Noah, Othello, hybrides divers puis on abandonné. Les quelques ceps en plein vent dans la plaine ont été la proie de tous les oiseaux du voisinage. La vigne demande trop de soin, le temps est précieux, les exploitants se sont spécialisés dans la culture des céréales et des oléagineux, d’autres dans l’élevage. Le matériel moderne ne permet plus le « bricolage ». Seuls les grands espaces sont intéressants, même les jardins sont abandonnés, sauf par quelques retraités par-ci par-là, mais on sent bien que cela ne va pas durer.
Seuls les octogénaires lors de rencontres sur les lieux parlent encore des vignes et des gaboureaux édifiés par leurs aïeux. Chacun de ces gaboureaux avait son histoire, ses histoires, et surtout ceux placés le long des itinéraires conduisant aux foires et aux assemblées. Ils ont rendu des services appréciables les jours de pluie aux travailleurs, aux « cherche pain » qui furent nombreux à un certain moment, au réfractaire et maquisards en d’autres temps, au braconnier de toujours et aussi pourquoi ne pas le dire aux amoureux. Bien des jeunes ont connu là leurs premiers émois mais aussi paraît-il des adultes ; selon les commères certains de ces édifices ont abrité des ébats pas toujours coupables d’ailleurs.
On dit que les jeunes ménages étaient bien heureux de se rencontrer dans ces petites cabanes car dans certaines familles après le premier enfant les parents exigeaient qu’ils ne dorment plus dans le même lit et tous dans la même pièce, les vieux les jeunes et le rejeton.
C’était l’époque du travail à outrance, du magot amassé sou par sou, du fils unique pour pouvoir arrondir le « bien » avec la fille unique du voisin. S’il est bien dommage que le paysage ait été tellement modifié, par contre on ne peut que se réjouir d’une certaine évolution des mœurs.
Revue de la société d’études folkloriques du Centre Ouest (Aquitaines) Tome XX
Mars-avril 1988